Crédit : Netflix
« Vous êtes encore là ? » demande l’écran, inquiet que vous vous soyez peut-être endormi.e devant le papier peint télévisuel qu’il diffuse en continu. En fait, vous regardiez juste votre téléphone et les réseaux sociaux, ce que Netflix sait très bien. Bienvenue dans l’ère de l’Ambient TV, où regarder la télé n’a jamais été aussi peu engageant, ni intéressant, comme l’explique Kyle Chayka dans le New Yorker.À l’image d’Emily in Paris, son dernier programme phare, Netflix produit du contenu connecté. Car la célèbre série est plus un artefact de la dystopie contemporaine qu’une comédie romantique légère dans les décors naturels de Paris. Emily, cette naïve Millenial, vit sur son tel – comme vous, comme nous. Pour communiquer, elle texte sa pote Mindy avec conversation apparente pour le spectateur, ou appelle sa boss de Chicago dans une mise en abyme vertigineuse avec trois écrans en un seul plan. Pour son boulot, elle pense en social impressions et en R.O.I. (Return On Investment). Enfin, pour le plaisir, elle poste des selfies sur Insta, collectant les likes et les nouveaux followers. Tout chez Emily est content.Mais finalement, ceci importe peu. Le but d’Emily in Paris est de créer un fond sympatoche à votre propre contemplation du téléphone et rafraîchissement régulier de feeds – là où se trouvent les memes d’Emily (comme ceux-ci ou ceux-là) ou les TikTok challenges lui rendant hommage. C’est tout à fait normal de regarder son smartphone en permanence, puisque Emily le fait aussi. L’intrigue, trop mince pour être complexe, permet de lâcher facilement l’écran des yeux pour y revenir un peu plus tard, sur des plans du Pont des Arts ou du Palais Royal, joliment filmés mais creux.
Crédit : Netflix
Netflix, roi du contenu placide
C’est en cela, entre autres, que Netflix a inventé le genre de l’Ambient TV. « Aussi ignorable qu’intéressant » pour citer Brian Eno, qui inventa le terme d’ambient music pour son album Music for Airports sorti en 1978. L’ambient définit une chose à laquelle vous n’avez pas besoin de prêter attention pour l’apprécier, mais qui reste quand même assez séduisante si vous décidez de vous y intéresser. Comme les douces mélodies New Age, Emily in Paris est apaisant, lent et relativement monotone – les moments « dramatiques » ne l’étant pas vraiment, rien de sérieusement méchant ne pouvant arriver à notre petite héroïne. Pas besoin d’analyser la série ou d’y repenser après, il n’y a rien à comprendre de plus. Nous sommes entré.e.s dans l’ère de l’ambient où la télé a succombé au téléphone, plutôt que de lui tenir tête.Mais le catalogue Netflix regorge d’autres options ambient, façon reality shows : Dream Home Makeover pour la déco ambient ; Taco Chronicles pour le voyage foodie ambient ; Get Organized with The Home Edit pour du nettoyage ambient ; Street Food pour la bouffe ambient… Ce que ces émissions ont en commun, c’est leur placidité (peu de conflits, pas de tension) et leur dépendance à ce qu’on appelle le B-roll, à savoir des plans que les réalisateurs intercalent entre les plans principaux pour adoucir les transitions – en fait, il semblerait qu’il y ait plus de B-roll que de A dans ces programmes. Au spectateur de sélectionner ce qu’il préfère voir, du bœuf finement tranché, des étagères bien rangées ou des ballades dans des villes étrangères.
Crédit : Marie Assénat pour The New York Times
Du binge-watching au visionnage passif
Comme pour d’autres ères télévisuelles, l’Ambient TV est plus un produit de la technologie et de notre société actuelle qu’une innovation créative. De la même manière qu’en 1930, on a vu apparaître les soap operas d’abord à la radio puis sur les écrans, ces drames aux scénarios lights, produits vite et à pas cher, diffusés en journée comme un rendez-vous quotidien. Leur nom vient des marques de savon qui achetaient beaucoup de pub dans ces émissions pour atteindre un public de femmes au foyer, mais il évoque également leur travail domestique auquel ces programmes apportaient une distraction pas dérangeante, un bruit de fond agréable.En théorie, l’avènement du streaming et de la télé sans fil aurait dû créer plus d’engagement chez les spectateurs. Quand Netflix et les autres ont lâché des saisons entières de séries d’un coup, ce qu’on appelle le binge-watching est devenu le synonyme d’une attention et d’une concentration réelles (nous nous jetions à corps perdus dans ces programmes, jusqu’au bout de la nuit). Mais aujourd’hui, nous avons appris à streamer comme si on regardait la télé, en ne la regardant plus, justement. Comme pour les corvées domestiques et les soap operas, le flux actuel d’Ambient TV fournit un fond anesthésiant au reste de notre consommation digitale : des feeds de textes, vidéos et images fragmentés, ordonnés par un algorithme pour nous faire réagir. L’ambient offre donc la possibilité de plus en plus rare de se désengager, tout en continuant à mater un autre écran.
Crédit : Gary Hovland pour Wall Street Journal
En 2010, il y eu une brève hype pour la Slow TV, une télé-réalité de vraie réalité non éditée, comme par exemple le passionnant voyage de 7 heures d’un train partant de Bergen pour arriver à Oslo. Des images hypnotisantes se rapprochant de la méditation. La Slow TV, c’était l’extase de la réalité, la texture de l’expérience même, un exercice phénoménologique qui augmente la perception. L’Ambient TV, par contraste, a pour but d’effacer complètement la pensée, de lisser toute texture ou dissonance. Ses plans haute déf’ sont savamment coupés et montés en un montage berceuse – ralenti, accélération floutée, vues de drône – qui engourdit les sens de couleurs et mouvements. Un oubli glossy et réconfortant ou, comme Matisse déclara à propos d’une de ses peintures, « quelque chose de semblable à un bon fauteuil ».
Une aubaine pour les plateformes de streaming
Le début de l’Ambient TV date probablement de 2015 avec Chef’s Table, qui a depuis ouvert la voie à beaucoup d’autres programmes du genre. Dans un style documentaire, l’émission mélange des interviews de chefs, présentés comme des artistes visionnaires, à des plans qui font saliver de leur cuisine sublimée (comme dans Jiro, rêve de sushi, également signé de David Gelb). Après six saisons de Chef’s Table, Netflix a décliné ce modèle en séries exemplairement ambient, comme Street Food,qui s’intéresse à la cuisine de rue de diverses régions, façon mood board du snacking, ou Taco Chronicles, qui élimine carrément le sujet humain et fait parler la bouffe même, « Soy el taco de carnitas ». La bio des chefs ou l’histoire des plats vient bien après le plaisir visuel et AMSR de voir une viande rebondir au ralenti sur un grill. Ces émissions sont comme des économiseurs d’écran, elles ne requièrent pas votre attention : elles l’attirent, mais de la même manière qu’un bouquet de fleurs sur une table le ferait.L’engagement passif de l’Ambient TV est une aubaine pour les plateformes de streaming, qui veulent que vous bingiez assez pour que le prix de votre abonnement mensuel semble justifié. Lorsque Dream House Makeover a commencé, le 16 octobre, l’algorithme de Netflix l’a recommandé à tou.te.s. De la même manière qu’il l’a fait apparaître dans le Top 10 des émissions les plus regardées, une façon un peu plus agressive de vous faire comprendre que si les autres regardent, vous devriez aussi (au moins pour pouvoir en parler). Le numéro #1 a évidemment été Emily in Paris.
Crédit : Samsung
Et donc click sur Dream House Makeover, pour suivre la suggestion. Ce qui suivit fut une brume cotonneuse de tissu beige, d’étagères intégrées et de poignées en laiton doré, dans des maisons immenses au look protestant minimal. Jamais la télé n’avait montré autant d’espace vide – un miroir tendu à notre état d’esprit de spectateur. Shea McGee, l’une des designers, redécore chaque pièce d’une même palette, de faux mobilier années 50, de comptoirs rutilants et de suspensions identiques. On a beau savoir à quoi s’attendre à chaque fois, ça ne gâche même pas le plaisir du reveal devant le client médusé – le moment le plus dramatique et satisfaisant. Même une véritable mid-modern house de Los Angeles reçoit ce traitement murs blancs/canapé beige/marbre dans la saison 4, son histoire aseptisée par une esthétique facile et instagrammable. C’est un aspirateur visuel.
Une non-diversité toute calculée
Tout est blanc, y compris la plupart des protagonistes. Un des reproches faits à Emily in Paris est justement le manque de diversité de ses personnages. L’ambiance de l’Ambient TV repose sur l’homogénéité : toute diversité ou discordance troublerait sa surface lisse et hypnotisante. Le sous-texte d’une émission comme Dream Home Makeover, c’est le capitalisme soft-white d’un jeté de coussins sur canapé, tel qu’évoqué par l’architecte Rem Koolhaas dans son essai de 95, La Ville Générique. Il y explique que la mondialisation a causé une homogénéisation massive qui fait ressembler nos villes modernes à des aéroports, « une transe d’expériences esthétiques presque indistinctes ». Il ajoute que « l’effet pervers du manque d’urgence agit comme une puissante drogue », donnant « l’hallucination de la normalité ». En d’autres termes, la qualité hypnotique du contenu ambient crée une fausse impression que ce qu’il présente est une condition neutre, un dénominateur commun, alors que pas du tout. Il y a plein d’autres styles de déco dans le monde, même si Dream Home Makeover ne les montre pas. Pour les spectateurs de couleur, la soit-disante neutralité de l’émission est complètement discordante, comme en atteste les réactions sur Twitter. Il y a un danger qu’à travers les algorithmes des plateformes digitales, nous restions coincé.e.s dans une bulle esthétique rassurante. Une fois la saison de Dream Home Makeover finie, elle continue sur le compte Instagram du Studio McGee, où sont postés des extraits qui pourraient autant venir du show qu’être autoproduits : encore plus de sofas moelleux, de tissus légers et d’enfants blonds. L’univers ambient des McGee s’étale de plateforme en plateforme, perpétuant l’hallucination de la normalité. La télé est un réseau social et le réseau social est une télé – comme un ouroboros, la figure du serpent qui se mord la queue.
Crédit : PC Mag
L’engagement avant tout
Alors qu’internet promettait autrefois l’accès illimité à l’information à qui que ce soit capable d’utiliser la barre de recherche Google, il encourage dernièrement à un engagement passif, une conso bouche béante, poussée plus encore par cette année passée dans l’ennui du confinement. Avant les compagnies de streaming nous laissaient le choix de regarder ce qu’on voulait quand on le voulait, mais aujourd’hui veut-on encore vraiment choisir ? La prévalence des médias ambient suggère que non. Netflix a d’ailleurs annoncé récemment vouloir se lancer dans la télé pure et dure avec sa chaîne Direct. Tant qu’à faire.Servir une expérience ambient à ses consommateurs est maintenant devenu un véritable but pour les plateformes digitales, qui cherchent à s’infiltrer toujours plus dans nos vies. Ces quatre dernières années, TikTok est devenue le réseau social à la croissance la plus rapide, avec environ 800 millions d’utilisateurs en 2020 (ce chiffre !). Ce qui distingue TikTok, ce n’est pas son contenu, ni ses formats de vidéos, mais la nature de son feed : un flot infini de vidéos courtes qui s’adaptent à vos intérêts grâce à l’algorithme, triant automatiquement le plus attrayant pour vous. C’est comme si on lisait dans votre esprit. La seule chose à faire, c’est de regarder ou de zapper, de s’intéresser ou d’ignorer, des décisions prises trop rapidement pour être complètement conscientes. Dans cet univers, les individus comptent moins que les catégories ; en ce moment, mon feed est rempli de clips de skate, de cuisine et de bricolage – rien à voir avec les mondanités de Netflix, mais le gavage médiatique s’est accéléré. TikTok est une Ambient App où tourne en boucle la vidéo atmosphérique de @420doggface208, qui skateboard au bord d’une voie rapide américaine en buvant des gorgées d’Ocean Spray et fredonnant Dreams de Fleetwood Mac dans la lumière dorée du soir. Encore et encore et encore.