Dans un excellent épisode des Chemins de la Philosophie, Adèle Van Reeth invite la brillante autrice Éliette Abecassis à papoter comédies romantiques. Et plus particulièrement du cas La La Land, la comédie musicale de Damien Chazelles, où Emma Stone et Ryan Gosling chantent leur amour contrarié. Car oui, les histoires d’A finissent mal en général, y compris (attention, spoiler) dans ce joli film moins innocent qu’il en a l’air. On peut même désormais parler d’un « syndrome La La Land » qui nous empêcherait aujourd’hui d’aimer comme on le faisait hier. Décryptage.
Tout d’abord, une rencontre. Dans les films fleur bleue, c’est souvent deux êtres que tout oppose qui tombent l’un sur l’autre dans des circonstances compliquées. Ne cherchez pas, c’est même toujours comme ça que commencent les scénarios de nos blockbusters préférés : ils ne devaient pas se rencontrer, mais malgré tout c’est l’étincelle, blah blah blah. Une conception scénaristique très populaire qui s’inscrit pourtant à contrario du mythe d’Aristophane, retranscrit dans Le Banquet de Platon, qui fit naître la notion de « moitié » amoureuse (celui.celle qui nous complétera enfin et qu’on saura reconnaître immédiatement, au premier regard, attiré.e.s comme des aimants), théorie depuis devenue la vision universelle de l’amour. Or les péripéties amoureuses de ces rom-coms empêchent justement ce coup de foudre immédiat et c’est là que tout se joue. Sauf qu’à la fin, tout rentre dans l’ordre et on comprend qu’effectivement, les héros étaient bien prédestinés à se retrouver, à se marier et à avoir de nombreux enfants.
La La Land marque l’entrée dans une nouvelle ère de l’amour. Jusqu’ici, l’amour était un absolu avec l’idée donc qu’on ne peut être totalement heureux et complètement soi qu’en rencontrant sa moitié, que l’accomplissement viendrait par l’amour. Sauf que dans le film de Damien Chazelles, non seulement les deux héros ne captent pas immédiatement tout le potentiel amoureux de leur premier échange comme convenu, mais ils sont surtout busy à mort. Obsédés par leurs rêves, leurs projets ou leurs problèmes, rien ne les fait dévier de leur trajectoire d’épanouissement personnel – pas même la rencontre de l’autre. Ma gueule d’abord, on verra le reste après. Cette comédie colorée décrit cette réalité assez triste : nous nous accomplissons désormais par la carrière et c’est un changement radical de notre conception du sentiment amoureux, un signe des temps pas super réjouissant.
« Les films romantiques que j’adore sont ceux où les amants ne finissent pas ensemble à la fin, mais où l’on a quand même l’impression que l’amour, l’absolu ou le souvenir reste. C’est l’amour comme quelque chose d’abstrait. » explique Damien Chazelles, le réalisateur. Cet idéal d’amour se contemple donc avec nostalgie et de loin dans une ère décrite par la penseuse Eva Illouz comme hyper capitaliste, où ce noble sentiment est rentré sur le marché comme un service ou un bien (négocié ouvertement sur les applis de rencontres virtuelles), mais aussi via notre incapacité de choisir, notre refus de s’engager, l’évaluation permanente de soi et de son partenaire, la tyrannie de la mode et de la beauté… Et La La Land avec son choix cornélien entre l’amour et la carrière prend, contre toute attente dans les salles obscures où les couples se tiennent par la main, le parti matérialiste : l’amour n’est plus au-dessus de tout.
Dans l’ancien temps, les obstacles à l’amour étaient clairs – un mariage déjà en cours, des contraintes sociales fortes qui rendaient une histoire impossible, etc. Aujourd’hui que les normes ont sauté et qu’on peut divorcer facilement, le problème c’est… soi-même. Dans l’ancien temps aussi, on inculquait aux petites filles que le salut viendrait d’un Prince Charmant sur cheval blanc dont la rencontre donnerait tout son sens à leur vie. Aujourd’hui, la libération de la femme les a affranchies de cette idée absurde et les femmes ne sont plus disponibles qu’au seul amour que leur propose un homme – comme dans La La Land où Emma Stone préfère partir en tournée poursuivre sa carrière plutôt que d’aller faire des mômes, la lessive et un prêt immobilier avec Ryan Gosling qu’elle aime pourtant de tout son cœur (et lui l’encourage et fait d’ailleurs la même chose de son côté)… L’amour a perdu. Fin du game. Rideau, rallumez les lumières.
Hélas, le sombre constat ! Sommes-nous en train d’assister à la fin de l’amour ? Pour Éliette Abecassis, ancienne élève de Stanley Cavell (le premier philosophe à avoir pris au sérieux les comédies à l’eau de rose), il y a une disparition affolante du romantisme dans les films. Et ceux-ci sont en fait indispensables à la formation de ces sentiments que nous sommes en train de perdre. Dans les vieilles comédies romantiques, à l’inverse de La La Land, il y a ce moment où chacun se remet en question pour en ressortir comme purifié, grandi et surtout, au final, maqué. On voit s’y mettre à l’œuvre deux mécanismes, le perfectionnisme moral (l’exigence personnelle d’accéder à un niveau supérieur de moralité en travaillant sur soi) et le scepticisme (la remise en question du réel pour s’améliorer), qui font que l’amour triomphe à la fin. Regarder une comédie romantique, c’est en fait une expérience existentielle dont nous avons besoin parce que se nourrir de cet art peut contribuer à élever nos âmes aseptisées par la société.
Nous devons ré-enchanter le schéma amoureux. Sans revenir à Cendrillon, il faut essayer de retrouver la force du sentiment en entraînant nos petits cœurs à ressentir à nouveau. Oui, en matant des comédies gnan gnan et en lisant des romans Harlequin. Parce que tout de même, la rencontre avec l’autre, c’est une des belles choses de la vie. Mieux qu’une promo au bureau en théorie (sauf s’il y a une voiture de fonction).
